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Paul O'Naise

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1 septembre 2005 4 01 /09 /septembre /2005 00:00

Superbe survol de la Pologne et de ses desillusions, 25 ans apres, emprunte a Libe , par Adam MICHNIK, redac chef de Gazeta Wyborcza. Un peu long certes et mis ici in extenso... mais je pense qu'il en vaut vraiment la peine.


A la recherche du sens perdu.

 

Il y a vingt-cinq ans, en août 1980, la Pologne a changé la face du monde. L'époque était magnifique, les gens étaient magnifiques. J'avais alors 34 ans et la conviction que ma génération écrivait une page importante de l'histoire. En me remémorant ces jours merveilleux, je relis mes notes. Je n'ai plus confiance dans ma mémoire. Trop d'amertume et de tristesse se sont accumulées ces dernières années. C'est pourquoi je ne sais pas si je fais bien en écrivant ces remarques amères, qui cadrent mal avec la solennité de cet anniversaire.

Je ne crois plus en l'unité de l'époque, je ne veux pas et je ne peux pas participer à des commémorations avec ceux qui veulent connaître l'opposition démocratique et Solidarité à travers les archives de la SB (l'ex-police politique communiste, ndlr) et pour qui les rapports de police sont comme la Bible. J'ai le sentiment qu'ils m'ont craché à la figure. Cette expérience, historique et personnelle, ne peut se raconter avec la langue des rapports policiers. Nous devons nous-mêmes essayer de comprendre le sens de ce que nous avons eu le courage de faire. Nous devons retrouver le sens de nos biographies.

L'an dernier, Nike, le prix littéraire polonais le plus prestigieux, a été décerné à Wojciech Kuczok pour son roman Gnój («le Fumier»). Ce jeune écrivain d'une trentaine d'années y raconte l'histoire d'un enfer familial, c'est-à-dire l'histoire d'une famille polonaise, simple et provinciale. Dans ce roman, on peut voir, comme chez Balzac ou Flaubert, l'image d'une Pologne que les Polonais préfèrent passer sous silence. Dans ce pays, il n'y a pas de grandes idées, pas de lutte des classes ni d'avenir radieux, de même qu'il n'y a pas de Dieu, d'honneur et de patrie. Cette Pologne est un pays triste, peuplé de gens tristes et inintéressants, de gens, comme l'écrit l'auteur, «dénoyautés» : «Ils ont leurs racines et des branches, mais à l'intérieur ils sont vides» et se barricadent devant le monde. Et dans ce monde, c'est la cravache qui règne, la cravache avec laquelle le père battait son fils pour l'éduquer. Le plus jeune, sous les coups de cravache, devait écouter la leçon selon laquelle il faisait partie d'une génération que «l'Histoire a gâtée», parce qu'il n'a pas vécu la guerre. L'homme battu et sur lequel on crachait était le produit de ce système qui savait parfaitement utiliser ce qui est mauvais et faible dans l'homme.

En août 1980, la Pologne a respiré avec ses deux poumons de l'air frais et propre. Une vague de grèves s'est déversée sur le pays et celle dans les chantiers navals de Gdansk, inspirée par l'opposition démocratique, soutenue par les intellectuels et par l'Eglise catholique, s'est achevée par la signature des accords de Gdansk et par la création des syndicats libres. Le temps des grèves, je l'ai passé en prison, la SB m'ayant arrêté à titre préventif avec de nombreux autres militants de l'opposition démocratique. Le 31 août 1980, les accords mettant fin aux grèves ont été signés. Le 1er septembre, nous avons été libérés et nous nous sommes retrouvés dans un autre monde. Au lieu du moisi, nous avons senti l'odeur magnifique de la liberté. Je notais sur le moment «la détermination résolue des grévistes, une discipline spontanée, la maturité des revendications des ouvriers». J'ai noté : «Les ouvriers militaient en faveur des intérêts de toute la société, pour les droits sociaux, civiques, pour la liberté de parole, le droit d'association, les syndicats libres, la libération des prisonniers politiques.» Avec respect, je notais encore que «les autorités avaient choisi les négociations et non la solution de force». Car la vie des Polonais dépendait aussi de la domination soviétique, acceptée par l'Occident. «Leurs justes aspirations à la liberté et à la souveraineté devaient se réaliser de manière à ce que les Soviétiques jugent le coût d'une intervention militaire en Pologne plus lourd sur le plan diplomatique que le coût d'une non-intervention.»

Pour nous, militants de l'opposition démocratique qui avions vécu la révolte des étudiants, les persécutions de l'intelligentsia et les purges antisémites, la répression policière de mars 1968, le massacre des ouvriers à Gdansk en décembre 1970, puis les répressions après juin 1976 contre les ouvriers engagés dans le KOR ­ Comité de défense des ouvriers ­ et dans les autres groupes d'opposition anticommuniste, le temps de la récompense était enfin venu. Nos actions ont alors trouvé un sens existentiel et historique.

Aucun d'entre nous ne pouvait imaginer que des années plus tard, quand la SB n'existerait plus, ni le PC, ni même l'URSS, les archives de la SB vivraient leur propre vie, que le temps magnifique des hommes magnifiques se transformerait en une boue de rapports de la SB. Car cette révolution polonaise, pleine de solidarité, fut vraiment magnifique. Ce fut un carnaval de liberté, de patriotisme et de vérité. Ce mouvement faisait ressortir ce qu'il y a de plus précieux dans l'homme : le désintéressement, la tolérance, la générosité, l'attention à l'autre. Ce mouvement créait et ne détruisait pas, redonnait sa dignité à l'homme et ne réclamait pas vengeance. Jamais avant ni plus tard la Pologne ne fut un pays si sympathique, les hommes ne furent si libres, égaux et frères.

Ce fut l'époque de trois miracles polonais : celui de l'élection du pape Jean Paul II et de sa visite en Pologne en juin 1979, celui des grèves de Gdansk, de Lech Walesa et de Solidarité, enfin celui de l'attribution du prix Nobel de littérature à Czeslaw Milosz. Jean Paul II a dit : «N'ayez pas peur !» et les hommes ont cessé d'avoir peur. Juin 1979 fut une avant-première d'août 1980. C'est pourquoi la révolution ouvrière s'est faite sous les croix et les portraits de Jean Paul II. Le «pape polonais» puis un ouvrier polonais des chantiers navals ont démonté les premières briques du mur de Berlin. Et le Polonais Czeslaw Milosz, poète exilé, dont les livres ont circulé durant trente ans sous le manteau, a démasqué le mécanisme de la Pensée captive. Il a révélé au monde la famille européenne captive, il a parlé à voix haute des pays Baltes annexés par l'URSS. Tout cela a modifié l'image de la Pologne dans le monde. La Pologne, perçue comme un pays de chevaliers chargeant des chars, ou comme un pays d'ivrognes, de mal-éduqués et d'antisémites, est devenu un pays important, dont on suivait de près l'évolution.

La révolution polonaise qui s'autolimitait ne cherchait pas le pouvoir en s'accaparant l'Etat. Solidarité préconisait un modèle de démocratie locale, partant de l'entreprise, puis passant par la ville avant d'arriver aux institutions centrales de l'Etat. Il y avait beaucoup de réalisme dans sa démarche, il fallait agir par petits pas et éviter la confrontation ouverte. Mais il y avait aussi beaucoup d'illusions car ce type de démocratie n'a jamais fonctionné nulle part.

Le pouvoir communiste, sous la pression brutale de Moscou, n'était pas en mesure de proposer un modèle raisonnable de coexistence. Il s'affaiblissait de jour en jour. Pour se protéger, peut-être même pour empêcher une intervention soviétique, il a eu recours à l'ultime argument. Dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, l'état de guerre a été décrété. Les leaders de Solidarité ont été emprisonnés. Solidarité a été mis hors la loi. Réfugié dans la clandestinité, il a tenu sept ans, il a surmonté les persécutions, les capitulations dramatiques de certains militants, de nombreux départs en exil. Il a survécu grâce à des leaders du mouvement clandestin comme Zbigniew Bujak, grâce à des prisonniers politiques comme Jacek Kuron, Karol Modzelewski, Bronislaw Geremek et Tadeusz Mazowiecki, qui refusaient de rendre les armes. Grâce aussi à Jean Paul II et aux prêtres héroïques, au soutien de l'opinion mondiale, aux millions de Polonais qui ne voulaient pas renoncer à leur rêve d'une Pologne libre.

Solidarité a survécu grâce à sa sagesse. Il a lancé la lutte en renonçant à la violence et n'a jamais cessé de déclarer sa volonté de compromis. Il ne s'est pas laissé briser, n'a pas sombré dans l'extrémisme fanatique qui se nourrit du mal qu'on lui inflige et du besoin de vengeance.

La perestroïka de Gorbatchev fut pour nous un vrai miracle. Au début, nous étions sceptiques. Nous n'avions pas de raison de croire aux déclarations d'un leader soviétique. Et puis l'espoir est né. La révolution de Solidarité fut pour le système soviétique ce que la Réforme fut pour l'Eglise catholique. Aussi le système soviétique a-t-il répliqué par une sorte de Contre-Réforme ­ une réponse assimilant les éléments critiques de la Réforme pour sauver l'institution. Les deux dernières vagues de grèves en 1988 ont été l'ultime sonnette d'alarme. Ils ont alors proposé les négociations de la Table ronde (entre le pouvoir et Solidarité). L'un des résultats a été la légalisation de Solidarité et des élections semi-libres. Solidarité a triomphé ; les communistes ont rendu le pouvoir. Tout s'est passé sans une barricade, sans un coup de fusil, sans une victime. La révolution de Solidarité est alors arrivée à son terme. Et les transformations ont commencé.

Jerzy Jedlicki, historien et journaliste, a écrit quelques années plus tard : «Le mérite de l'opposition anticommuniste des années 70 et 80 a été de garder l'équilibre durant les différentes étapes de la lutte et sa capacité de compromis. Une part du mérite revient au camp adverse car cette méthode n'aurait jamais marché avec un pouvoir absolu. Quand on crache aujourd'hui sur la Table ronde, je réplique que cet accord fut un chef-d'oeuvre d'art et d'éthique politiques.» Je partage l'opinion de Jedlicki. Mais ceux qui «crachent» sont légion. Difficile à comprendre.

Quel est le bilan des transformations ? Les ouvriers qui revendiquaient leurs droits civiques en août 1980 les ont tous aujourd'hui, même si les conditions de vie sont dramatiques et que les propriétaires des entreprises pratiquent plutôt le capitalisme sauvage. Ils disposent de syndicats libres. Ceux-ci savent-ils utiliser leurs droits ? C'est une autre affaire. Ont-ils renoncé au mythe de leur ancienne puissance et trouvé de nouvelles formes de protestation ? Avant, chaque grève, chaque manifestation, chaque barrage routier était un moyen d'affaiblir la dictature ; aujourd'hui, dans un Etat démocratique, il faut chercher d'autres moyens. Les syndicats ont-ils renoncé à la rhétorique populiste, aux revendications irréalistes, aux étranges coalitions avec des partis xénophobes et antieuropéens ? Sont-ils en mesure de formuler un programme de défense des intérêts des ouvriers dans le cadre d'une économie privatisée, d'un chômage élevé et de la mondialisation ? Laissons ces questions ouvertes. Ce n'est pas propre à la Pologne.

Les agriculteurs jouissent aussi de leurs droits. Mais la peur domine face à la concurrence ainsi que devant les changements inévitables dans la structure de la campagne polonaise. Pas plus que la censure, aucun devoir idéologique ne contraint les intellectuels et les artistes. Ils publient ce qu'ils veulent et s'indignent en voyant l'Etat couper dans les dépenses pour la culture et l'éducation. Mais leur voix, si forte à l'époque de la dictature, se perd dans la cacophonie des mots et des sons de la culture de masse. L'Eglise catholique a reçu tous les droits et même certains privilèges réclamés sous la dictature. Cependant les prêtres se plaignent que leurs ouailles ne vivent pas selon les critères de l'Eglise. En politique, la voix de l'Eglise a cessé d'être décisive : les fidèles n'écoutent pas ses appels durant la campagne électorale, et votent selon leurs intérêts et leurs opinions.

Ainsi, bien que tous aient obtenu les droits pour lesquels les Polonais ont lutté en août 1980, personne n'est satisfait de la Pologne libre. Le mécontentement social se traduit lors de chaque élection parlementaire. Le problème est qu'après chaque changement, on attend un miracle. Or le temps des miracles est révolu. La frustration due au chômage a fait naître une autre frustration, nourrie par la conviction qu'il n'y a pas de justice. De nombreux militants de l'opposition démocratique et de Solidarité éprouvent de la colère devant les réussites financières des anciens apparatchiks. Ils observent la corruption le cynisme et l'autosatisfaction des vassaux de l'ancien régime et cherchent les responsables. Souvent, ils disent que la révolution de Solidarité a été trahie ou qu'elle n'a pas été achevée ; selon eux, la solution se trouve dans la poursuite des anciens agents de la SB.

Ils ont d'une certaine façon raison : les comptes des souffrances n'ont pas été réglés, le crime n'a pas été puni et la vertu n'a pas été récompensée. Au contraire. L'idée principale de la révolution de Solidarité ­ la démocratie locale ­ a été remplacée par une démocratie parlementaire et par une économie de marché fondée sur la propriété privée. Le temps de l'héroïsme qui n'attend rien en retour ­ l'èthos même de Solidarité ­ est dépassé. Il a été remplacé par l'esprit d'entreprise et de concurrence. La générosité des bénévoles, la bravoure, l'honneur chevaleresque, sont devenus des marchandises aussi rares que peu appréciées. Le calcul, la brutalité, le culot, sont désormais populaires.

Mais chaque grande révolution éveille des espoirs hors d'atteinte. En ce sens, chaque révolution est inachevée ou trahie. Aucune ne fait que les pécheurs soient punis et les justes récompensés. Que les bons esprits nous gardent des révolutions qui ont réglé les comptes des blessures, du bien et du mal, et qui se sont achevées. Car la fin, c'est la guillotine ou le peloton d'exécution.

Au début de l'année, l'opinion a été bouleversée par la publication d'une longue liste d'anciens fonctionnaires de la police politique, d'agents de la SB et de personnes que la SB a tenté d'engager. Tous les noms étaient mélangés. Des dizaines d'hommes ont eu l'impression qu'on leur crachait dessus et ce n'était que le début du spectacle. Depuis, la presse et la télévision publient sans cesse de nouveaux noms d'agents présumés, se fondant sur des archives policières.

Insulter la révolution de Solidarité et ses héros à l'aide des archives de la SB est pour certains un acte héroïque, pour d'autres, c'est une grenade lancée dans les égouts: elle tuera certains, en blessera d'autres et tout le monde en sortira en sentant mauvais. Ainsi blessés, frustrés, salis, nous allons fêter le 25e anniversaire de la révolution de Solidarité. Il reste à espérer que le corps polonais rejettera le poison de cette histoire faussée et la dérive ignoble de la vie publique. Il reste à espérer qu'après ce déversement de boue, on pourra retrouver le sens perdu, et parler avec sagesse de ce que nous avons accompli. Car démonter sans effusion de sang la dictature communiste, mettre en place une démocratie parlementaire et une économie de marché, regagner la souveraineté, retrouver la croissance économique, adhérer à l'Otan et à l'UE, assurer des frontières sûres, de bonnes relations avec les voisins et avec les minorités, ce n'est pas peu...

C'est pourquoi, vingt-cinq ans après août 1980, je me redis ce que le poète polonais Antoni Slonimski m'a appris. La Pologne est un pays d'événements magnifiques et surprenants ; à tour de rôle, l'ange et le diable sont dans le pot polonais. En Pologne tout est possible, même des changements pour le mieux.

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